Rendre justice dans l’Arabie préislamique
Edouard Jourdain, chercheur associé
A la veille de l’avènement de l’Islam, l’organisation sociale de l’Arabie est structurée principalement en clan ou en tribu. Le bédouin est rebelle à tout pouvoir central et même dans les cités comme la Mecque, on ne retrouve tout au plus que quelques notables qui font figure d’autorité sans appareil administratif. Dans le même ordre d’idée, il n’existe pas à proprement parler de pouvoir judiciaire. L’Arabie préislamique est en effet caractérisée avant tout par une justice privée et de l’arbitrage volontaire. La vengeance est ainsi la grande loi qui gouverne le règlement des homicides. Elle peut s’exercer entre individus ou entre tribus. Dans ce dernier cas, lorsqu’un proche d’un individu est tué, c’est toute la tribu qui est concernée mais c’est le proche de la victime qui a le premier le droit d’exercer sa vengeance. Souvent il ne s’agit pas pour lui de simplement rendre coup pour coup mais bien d’exagérer la valeur de la victime. C’est pourquoi il pourra tuer davantage de personnes ou bien tuer le chef de la tribu, le Sayyd, à laquelle appartient le coupable. Cette vengeance est appelée le ta’r. Elle est illimitée. Notons par ailleurs sa dimension religieuse : si la vengeance n’a pas lieu, l’âme de la victime est condamnée à errer sur terre ou à être prisonnière du tombeau où repose le corps. D’autre part, il est interdit à celui qui est chargé d’accomplir la vengeance, le wali al-damm, de boire du vin, de manger de la viande, de se laver ou de s’approcher d’une femme tant qu’il n’a pas accompli sa vengeance. Le ta’r ne peut cependant s’accomplir sans procédure : il est en effet nécessaire de pouvoir présenter des preuves à la tribu adverse de manière à ce que le cycle de la vengeance ne se répète pas à l’infini. Une fois la vengeance accomplie, son auteur la fait connaître publiquement, comme un acte de justice qui puisse être reconnu. Il arrivait cependant que l’on puisse trouver des modalités de résolution du différend qui puisse se substituer à la vengeance, grâce notamment à la composition. Il s’agissait alors pour l’individu ou la tribu fautive de racheter le crime par un dédommagement, souvent valorisé par des chameaux. Il arrivait cependant que les parties ne se mettent pas d’accord sur la transaction. C’est alors qu’elles faisaient appel à un arbitre.
Le juge, ou plus précisément l’arbitre, pouvait intervenir pour régler toutes sortes de conflits en matière de composition, de propriété, de commerce, d’atteinte à l’honneur, etc. Ces arbitres prennaient le nom de hakam, qui se distingue du terme de al-qadi désignant plus tard le juge à proprement parler. Ils étaient particulièrement présents lors de foires où ils pouvaient offrir leurs services à l’occasion de conflits lors de transactions. L’arbitrage était appelé munafara. L’arbitre était un simple particulier n’ayant aucun caractère d’autorité publique, choisi par les parties en fonction de sa réputation, de sa probité et de sa sagesse. Beaucoup étaient des poètes ou des savants. Certaines familles, de par leur réputation, avaient cependant acquis un certain monopole en matière de justice, comme ce fut le cas du clan des Tamimites, où la charge d’arbitre peut se transmettre héréditairement. Le hakam est libre de refuser des affaires en évaluant le préjudice qu’il peut subir lui-même. La procédure d’arbitrage se déroule en plusieurs phases : tout d’abord, les parties tentent un règlement à l’amiable par des compositions. Souvent un tiers intervient et fait appel à un hakam s’il craint que le conflit puisse dégénérer en guerre entre tribus. Si les parties n’ont pas trouvé d’accord, elles s’entendent alors sur le principe de l’arbitrage où elles vont devoir déterminer la question qu’elles entendent faire juger, ainsi que l’arbitre. Elles vont aussi devoir déterminer l’objet du pari. Si elles perdent, la décision d’arbitrage est en leur défaveur. Souvent ce sont des chameaux ou des esclaves. Il peut arriver aussi que ce soit l’exil. Souvent les paris ne se réduisent pas à des promesses sans garantie : les parties doivent se décharger des biens engagés de manière à ce qu’ils soient mis en sécurité et gardés par un tiers neutre qui s’assure de les remettre à la partie gagnante. Une fois cette procédure remplie, les parties doivent se rendre chez le hakam, qui peut habiter loin en fonction de sa réputation. Les parties sont toujours accompagnées de témoins. Une fois arrivées chez lui, les parties mettent à l’épreuve le pouvoir « divinatoire » du hakam pour vérifier qu’il prendra la bonne décision. En effet, la sentence n’est pas la résultante d’une enquête à proprement parler. Elle repose avant tout sur la juste « intuition » du hakam. C’est ainsi que les parties peuvent, par exemple, cacher un chien que le hakam devra retrouver. Une fois les adversaires devant lui, le hakam donne la parole à l’un d’entre eux et s’ensuit une joute rhétorique entre les deux parties. L’arbitre rend ensuite la sentence en invoquant les divinités ou les puissances de la lune et du firmament. De par cette dimension surnaturelle, comme le souligne Emile Tyan, « la décision du hakam n’était pas susceptible de voie de recours. Mais l’inexistence de voie de recours provenait non seulement du caractère religieux de la décision du hakam, mais aussi et surtout de son caractère arbitral.1 »
1 Emile Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’Islam, tome premier, Librairie du recueil Sirey, 1938, p.80.