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Institut d'Études sur le Droit et la Justice dans les sociétés Arabes

Rendre justice dans l’Empire romain

Edouard Jourdain, Chercheur associé,

Pomponius, dans son Enchiridion, rappelle qu’à l’origine du droit romain nous retrouvons un collège de Pontifes qui était en charge de l’interprétation du droit et des affaires sacrées de la Cité. Les principes mêmes du ius étaient gardés secrets par ce Collège. Les Pontifes conservaient ainsi les coutumes des ancêtres qui se conformaient à l’ordre divin. La tradition romaine semblait considérer que la volonté des dieux ne se manifestait jamais de façon générale, sous forme de lois, mais uniquement de façon particulière, relativement à telle ou telle situation. Se développe alors une casuistique, formant un ensemble de règles répondant à de multiples cas, d’où leur nom de responsa. Les magistratures étaient aux mains de l’aristocratie romaine, c’est-à-dire des patriciens, jusqu’à la révolution de 509 qui conduit à la chute du roi Taquin le Superbe. La plèbe va alors vouloir la publicisation du droit, ce qu’elle obtiendra de façon partielle après cinquante ans avec la Loi des XII tables. La lex, qui peut se lire donc, sera l’instrument de la plèbe en tension avec le ius, tenu secret, qui sera l’instrument du patriciat. Si le ius va peu à peu se publiciser et une partie de la plèbe va pouvoir prendre part à son contrôle, c’est à la condition qu’il soit l’affaire d’une aristocratie d’experts qui donnera la caste des juristes. Le secret des dieux va ainsi se fondre dans l’obscurité d’une rationalité technique qui perdure de nos jours, réservée à des initiés. Les cités antiques, que ce soit en Grèce ou à Rome, n’étaient pas à proprement parler débitrices de justice. Elles étaient avant tout débitrices d’ordre, c’est-à-dire que seules les litiges jugés assez graves eu égard aux dangers qu’ils pouvaient représenter pour la paix civile de la Cité étaient pris en compte.

La Rome antique n’a pas à proprement parler de service public de poursuites judiciaires. Ce sont les citoyens ou les magistrats qui amènent les affaires. Le juge doit être un citoyen romain mâle. Ce sont les parties qui s’accordent sur le choix du juge. S’il s’agit d’affaires de grand intérêt public, ce sont cinq juges qui sont désignés. Le procès se décompose en deux phases : l’une où les faits sont transcrits en termes de droit, sous la supervision d’un magistrat, l’autre où elle est tranchée par un second juge, à partir de l’exposé juridique effectué. Le magistrat a une grande latitude de liberté quant à son jugement : il fait appel aux juristes afin de recueillir des avis techniques mais il n’est pas tenu de les suivre.

Strabon est un géographe grec qui a vécu sous l’empire romain de 60 av.J.C à 20 ap.J.C. C’est un observateur remarquable de la romanisation. Dans sa Géographie, il décrit ainsi dans plusieurs passages le rapport entre Rome et les provinces conquises en ce qui concerne les mœurs, le droit et le statut politique : « En dépit de leurs traditions, les Turdétans, surtout ceux du Bétis, se sont entièrement convertis au genre de vie des Romains et ne se souviennent pas même de leur propre langue. Ils ont pour la plupart reçu le droit latin et accueilli chez eux des colonies romaines, si bien qu’il ne s’en faut pas de beaucoup pour qu’ils soient tous Romains. Les fondations de villes, telles que Pax Augusta chez les Celtici, Augusta Emerita chez les Turdules, Caesaraugusta chez les Celtibères et quelques autres colonies encore illustrent bien ce changement du statut politique. Et de fait, les Ibères qui ont adopté les nouvelles formes d’existence sont dits stolati. On compte au nombre d’entre eux même les Celtibères, qui étaient considérés autrefois comme les plus sauvages de tous.1 » Strabon souligne que les Turdétans « tournent leur regard vers Rome » sans pour autant « devenir romain » de manière pleine et entière : ils sauvegardent une partie de leurs mœurs et de leur autonomie, ce qui n’est pas sans impact sur le droit. « L’essentiel est le to êmeron kai to politikon (la douceur et la vie en cité). Le critère strabonien comme celui de ses sources est l’autonomie locale fondée sur le modèle de la polis et associée au renoncement à la guerre et au pillage au profit d’activités paisibles, l’agriculture et le commerce. L’action de Rome est un élément seulement de la situation, et l’octroi du droit latin (c’est-à-dire la concession de la citoyenneté à ceux qui se chargent de faire fonctionner le gouvernement local) ou la fondation de colonies sanctionnent une évolution autant qu’ils ne l’induisent par le biais de la contiguïté.2 » Le droit romain eut bien sûr une influence dans tout le bassin méditerranéen, l’Empire comprenant notamment la Turquie, la Syrie, le Liban, Israël, la Palestine, la Jordanie, l’Arabie Saoudite, l’Azerbaïdjan, l’Irak, l’Egypte, la Lybie, la Tunisie, l’Algérie ou encore le Maroc. Il n’eut cependant pas un caractère contraignant et monolithique. Certaines conditions étaient requises, comme celle du culte rendu à l’Empereur, mais sinon le droit pouvait s’adapter aux traditions locales, ne serait-ce que parce que le latin n’était pas une langue comprise par tous. Ce qui va véritablement unir les individus dans l’Empire romain réside dans leur statut de citoyen, qui octroie les mêmes droits à tous. Nous retrouvons l’apogée de cette conception dans le fameux édit de Caracalla de 212 qui octroie la citoyenneté à tous les habitants de l’Empire. Auparavant, il fallait servir 24 ans dans l’armée romaine pour l’obtenir, ce qui explique qu’après cet édit, l’armée romaine fut considérablement affaiblie faute de volontaires.

 

1 STRABON, Géographie, III, 2,15, Paris, CUF, 1966.

2 Le Roux Patrick, « La romanisation en question », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2004/2 (59e année), p. 287-311. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-2004-2-page-287.htm


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