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Institut d'Études sur le Droit et la Justice dans les sociétés Arabes

Rendre justice aux premiers temps de l’Islam

Léo Marty, chercheur associé,

L’Islam, à travers le Coran et les hadith, définit les relations de l’Homme dans ses rapports au bien et au mal ainsi qu’avec sa propre nature1. Cette conception dévoile une dimension normative des préceptes religieux. Comment le politique, en ce qu’il est une mise en forme du social, a-t-il saisi cet enjeu ? Des premiers temps de l’Islam à l’institutionnalisation du judiciaire dans les pays arabes, rendre justice fait ressortir une tension entre État et religion. Cette tension cherchant à se résoudre dans le concept d’État islamique, il s’agira de la traiter en revenant sur son parcours social et historique afin de déterminer ce que signifie rendre justice aux premiers temps de l’Islam.

Du Prophète législateur2 aux souverains séculiers, on assiste à la séparation des sphères législative et juridique de la sphère administrative. La sphère législative serait ainsi, après le Prophète, exclue des pouvoirs assurés par les autorités politiques qui l’ont suivi et ce du fait de l’aspect immuable de la Shari’a. A cela s’ajoute un pouvoir d’interprétation des juges et une adaptation aux contextes locaux aux premiers temps de l’expansion de l’Islam.

Le Prophète dispose, en tant que premier juge et organisateur de l’institution judiciaire, d’un rôle politique, notamment sur les affaires pénales, patrimoniales, etc. A l’occasion du règlement des litiges le Prophète « établit des règlements d’ordre général. Ainsi il prescrit que la voie publique soit d’une largeur de sept coudée.»3 Il dispose également des grâces, organise les procédures et nomme les délégataires de ce pouvoir qui deviennent le Qadi. Ce fut le cas pour Omar Ben Khattab nommé Qadi avant de prendre la succession du Calife Abu Bakr. Les Qudaa (pluriel de Qadi) nommés par le Prophète reçoivent des instructions de ce dernier sur le respect de l’égalité des parties et des règles du Coran et de la Sunna. Les activités commerciales de ces magistrats sont prohibées. De plus, l’accent est mis sur la responsabilité du Qadi devant Dieu, le mauvais juge ou le juge non instruit risquant la damnation éternelle. Le Calife Abu Bakr bien que son règne fut bref (de 632 à 634), exerça également le rôle de Qadi, déléguant son pouvoir à d’autres importantes figures de la communauté des musulmans.

Omar Ben Khattab octroie des subsides aux magistrats qu’il nomme et, à la manière du Prophète, donne des indications qui façonneront l’institution judiciaire. A ce titre, sa fameuse épître adressée à Abu Musa al-Ashari est éloquente. Il y présente l’administration de la justice comme « un devoir certain et une coutume suivie ». Il expose « l’administration de la preuve, la moralité judiciaire, la jurisprudence du juge, etc. » Cet épître ayant fait l’objet de nombreuses exégèses, il peut être considéré comme une « charte d’organisation du pouvoir judiciaire en Islam »4.

Dès les premiers temps de l’Islam, le pluralisme normatif est prégnant. La justice privée, comme du temps de la jahiliyya (période préislamique), reste marquée par la justice informelle. Les arbitrages ou les compositions entre tribus ou particuliers sont le mode usuel de règlement des différends. Ceci persistera tout au long de la période médiévale. Le pluralisme normatif sera même renforcé par l’établissement d’institutions judiciaires concurrentes : entre une organisation judiciaire émanent du Califat, les juridictions religieuses et la justice informelle intégrant des éléments liés à des traditions locales5.

A titre d’exemple, l’Ifriqya médiévale, soit le Maghreb actuel, est organisé autour de la figure du Qadi, mais également autour de dispositifs de justice informelle telle que celle organisée par des notables locaux ou des Marabouts. Le sultan dépositaire du pouvoir judiciaire le délègue à des juges locaux, les Qudaa, ces derniers se retrouvent en concurrence avec une justice informelle dépendante des rapports claniques6. Les affaires pénales les plus graves, notamment les meurtres, sont déférés devant le sultan ou le grand Qadi7.

L’institutionnalisation du judiciaire aux premiers temps de l’Islam annonce ainsi la problématique « des justices » dans les sociétés arabes du Moyen-Âge à la période moderne.

 

Sources

1Yadh Ben Achour, La deuxième Fâtiha, L’Islam et la pensée des droits de l’homme, puf, Paris, 2011, p. 15

2Mushin Mahdi, la cité vertueuse d’Alfarabi. La fondation de la philosophie politique en Islam, Albin Michel, Paris, 2000, p. 32

3Emile Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’Islam, Annales de l’Université de Lyon, 1938, p.18

4Ibid, p. 24

5Tillier Mathieu, « Introduction. Le pluralisme judiciaire en Islam, ses dynamiques et ses enjeux », Bulletin d’études orientales, 2015/1 (Tome LXIII), p. 23-40. URL : https://www.cairn.info/revue-bulletin-d-etudes-orientales-2015-1-page-23.htm

6Hentati Nejmeddine, « Le pluralisme judiciaire en Occident musulman médiéval et la place du cadi dans l’organisation judiciaire », Bulletin d’études orientales, 2015/1 (Tome LXIII), p. 57-78. URL : https://www.cairn.info/revue-bulletin-d-etudes-orientales-2015-1-page-57.htm

7Voguet Élise, « De la justice institutionnelle au tribunal informel : le pouvoir judiciaire dans la bādiya au Maghreb médiéval », Bulletin d’études orientales, 2015/1 (Tome LXIII), p. 113-124. URL : https://www.cairn.info/revue-bulletin-d-etudes-orientales-2015-1-page-113.htm


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