La production normative des acteurs non-étatiques : vue d’ensemble
Bamdad SHAMS,
Nous vivons dans un monde de plus en plus interconnecté dans lequel les Etats voient se réduire leurs prérogatives normatives notamment en ce qui concerne la régulation des relations transnationales privées1. Il en résulte une création, de la part des multinationales, d’ordres juridiques qui leurs sont propres2, et de normes3 tels que des standards en matière de codes de conduites4 régulant leurs comportements (et ceux de leurs sous-traitants à l’international5. . Ces « normes transnationales privées »6 sont établies à travers les relations globales en termes de chaînes logistiques7 et contrôlées par des tiers, la plupart du temps des agences d’audit8. . Le droit positif n’a pas saisi l’occasion de considérer ces normes en dehors du droit étatique9. Ce manque de réflexion théorique sur le sujet représenterait alors un obstacle à la résolution de problèmes mondiaux tels que la pauvreté, la dégradation de l’environnement, les conditions de travails et le changement climatique. Ce constat est ressenti plus particulièrement aujourd’hui alors que les multinationales agissent en tant que « législateurs » en imposant des normes globales en matière d’environnement et de droit du travail10. Leur pouvoir normatif est si large qu’il intègre des domaines couvert par les lois étatiques11.
De ce constat, plusieurs arguments peuvent être avancés afin de rejeter l’approche stato-centrée du droit dans l’ère post-westphalienne. Tout d’abord, il est important de bien distinguer le droit et l’État (et le monopole de la création du droit dévolu à l’Etat12) car, d’après une perspective historique, le droit est antérieur au développement de l’Etat13. A titre d’exemple, le système légal mésopotamien remonte à 2500 av. J.-C14, alors que l’émergence des premiers Etats souverains en Europe ne date que des XVIe et XVIIe siècles de notre ère15. De plus, les liens fictifs entre droit et Etat sont une caractéristique propre aux traditions juridiques occidentales16, lesquelles conçoivent que le droit, en dehors de l’État exclurait les aspirations à la justice et à l’équité17. Cela signifierait que non seulement l’État apporte une protection suffisante aux individus, qu’il garantie leurs droits18, mais également que mutatis mutandis, l’État est le seul législateur19.
Toutefois ce type d’affirmation est de plus en plus difficile à défendre, notamment dans un monde où l’État n’est plus une entité monolithique jouissant d’un monopole de coercition20. Cet élément nous interpelle ce qu’est l’Etat21. Alors que les théoriciens internationaux de l’État tentent de le définir au travers de caractéristiques socialement construites, telles que «un territoire », « une population », « un gouvernement » ainsi que « la capacité à entrer en relation avec d’autres Etats »22, il apparaît difficile d’adopter une définition objective de l’État23. Ceci principalement du fait que l’État est une construction sociale24, qu’il existe différents types d’Etats25, chacun avec ses propres intérêts26 et comportements27.De ce point de départ nous pouvons considérer que les Etat agissent de la même façon que les entreprises, et vise versa28. Plusieurs exemples illustrent cette tendance. Tout d’abord du fait que les entreprises fournissent des biens publics (i.e. éducation, assurance santé, infrastructure etc.)29 et protègent les droits civils des personnnes30. Deuxièmement les Etats maximisent leurs profits à travers la marchandisation de leurs services publics31 ainsi que la privatisation du secteur public32. Troisièmement les Etats façonnent leurs systèmes juridiques pour attirer les investisseurs33, alors que les multinationales font de plus en plus face aux demandes et besoins de leurs consommateurs34. Ces changements radicaux rendent plus difficile la distinction entre législatif et normatif, acteurs étatiques et non-étatiques, public et privé, local et global.
1 Dominique Bureau and Horatia Muir Watt, Droit international privé : Partie générale (Presses universitaires de France, 2014).
2 Jean-Philippe Robé, ‘L’entreprise en droit’ (1995) 29 Droit et Société 117.
3 Joost Pauwelyn, ‘Non-Traditional Patterns of Global Regulation : Is the WTO ‘Missing the Boat’ ?’ in Christian Joerges and Ernst-Ulrich Petersmann (eds), Constitutionalism, Multilevel Trade Governance and Social Regulation (Hart Publishing, 2006) 199.
4 Anna Backers, Enforcing Corporate Social Responsibility Codes: On Global Self-Regulation and National Private Law (Hart Publishing, 2015).
5 Robert O’Brien, ‘Workers and world order: the tentative transformation of the international union movement ’ (2000) 26.04 Review of International Studies 533.
6 This expression is used by Andreas Nölke, ‘Private norms in the Global Political Economy’ in Klaus -Gerd Giesen and Kees van der Pijl, Global Norms in the Twenty-First Century (Cambridge Scholars Press, 2006) 134.
7 Cynthia Estlund, ‘Enforcement of private transnational la bor regulation : a new frontier in the anti-sweatshop movement ?’ in Fabrizio Cafaggi (ed), Enforcement of Transnational Regulation: Ensuring Compliance in a Global World (Edward Elgar Publishing, 2012) 237.
8 Jessica F.Green, Rethinking Private Authority: Agents and Entrepreneurs in Global Environmental Governance (Princeton University Press, 2013).
9 Ralf Michaels, ‘What Is Non-State Law?’ in Michael A. Helfand (ed), Negotiating State and Non-State Law: The Challenge of Global and Local Legal Pluralism (Cambridge University Press, 2015) 15.
10 Mette Andersen and Tage Skjoett-Larsen, ‘Corporate social responsibility in global supply chains’ (2009) 14.02 Supply chain management: an international journal 75.
11 Horatia Muir Watt, ‘Theorizing transnational authority : a private international law perspective’ in Roger
Cotterrell and Maksymilian Del Mar, Authority in Transnational Legal Theory: Theorising Across Disciplines (Edward Elgar Publishing, 2016) 325.
12 For this expression, see Elies van Sliedregt and Sergey Vasiliev (eds), Pluralism in International Criminal Law (Oxford University Press, 2014).
13 Sally Engle Merry, ‘Stateless law : Before, Inside and Outside the Law of the State’ in Helge Dedek and Shauna Van Praagh, Stateless Law: Evolving Boundaries of a Discipline (Routledge, 2016) 3.
14 Roberta Kevelson, The Law as a System of Signs (Plenum Press, 1988).
15 Chris Thornhill, A Sociology of Constitutions: Constitutions and State Legitimacy in Historical -Sociological Perspective (Cambridge University Press, 2011).
16 Robert Kolb, Théorie du droit international (Editions Bruylant, 2013).
17 Thomas Schultz, Transnational Legality: Stateless Law and International Arbitration (Oxford University Press, 2014).
18 Heather M. Roff, Global Justice, Kant and the Responsibility to Protect: A Provisional Duty (Routledge, 2013).
19 Lan Cao, Culture in Law and Development: Nurturing Positive Change (Oxford University Press, 2016).
20 James M. Buchanan, ‘Man and the State’in Svetozar Pejovich (ed), Socialism: Institutional, Philosophical and Economic Issues (Martinus Nijhoff Publishers, 1987) 3.
21 Bertrand Badie, Pierre Birnbaum, The Sociology of the State (University of Chicago Press, 1983).
22 Chiara Giorgetti, A Principled Approach to State Failure: International Community Actions in Emergency Situations (Martinus Nijhoff Publishers, 2010) .
23 Bob Jessop, ‘The State and Power’ in Stewart R Clegg and Mark Haugaard (eds), The SAGE Handbook of Power (SAGE, 2009) 367.
24 Oren Yiftachel, ‘Planning and social control: Exploring the dark side’ (1998) 12 Journal of Planning Literature 395.
25 Marijke Breuning, ‘Role theory research in international relations’, in Sebastian Harnisch, Cornelia Frank and Hanns W Maull (eds), Role Theory in International Relations (Routledge, 2011) 16.
26 Torbjørn L. Knutsen, A History of International Relations Theory: 3rd edition (Oxford University Press, 2016).
27 Stephen Hobden, International Relations and Historical Sociology: Breaking Down Boundaries (Routledge, 2006).
28 Larry Catá Backer, ‘The Private Law of Public Law: Public Authorities as Shareholders, Golden Shares, Sovereign Wealth Funds, and the Public Law Element in Private Choice of Law’ (2008) 82 Tulane Law Review 1.
29 Andreas Georg Scherer, Dorothée Baumann -Pauly and Anselm Schneider, ‘Democratizing corporate governance: Compensating for the democratic deficit of corporate political activity and corporate citizenship’ (2013) 52 Business & Society 473.
30 Waheed Hussain and Jeffrey Moriarty, ‘Accountable To Whom? Rethinking the Role of Corporations in Political CSR’ (2016) Journal of Business Ethics 1.
31 Nand C. Bardouille, ‘The transformation of governance paradigms and modalities insights into the marketization of the public service in response to globalization ’ (2000) 353 The Round Table 81.
32 Marc Edelman, ‘Development’ in James G. Carrier and Deborah B. Gewertz (eds), The Handbook of Sociocultural Anthropology (Bloomsbury Academic, 2013) 259.
33 Gerald Epstein, ‘The role and control of multinational corporations in the world economy’ in Jonathan Mitchie (ed), The Handbook of Globalisation, Second Edition (Edward Elgar Publishing, 2011) 185.
34 Larry Catá Backer, ‘The evolving relationship between TNCs and political actors and governments’ in Alice de Jonge and Roman Tomasic (eds), Research Handbook on Transnational Corporations (Edward Elgar Publishing, 2017) 82.