Rendre justice en Mésopotamie
Edouard Jourdain,
On situe l’Histoire de la Mésopotamie, née dans l’actuel sud de l’Irak, entre le IVe millénaire et le VIème siècle avant J.C, lorsque Babylone est vaincue par les Perses. S’il est bien une chose marquante concernant les anciens habitants de la Mésopotamie, c’est qu’ils ne concevaient pas la Justice comme nous, dans la mesure où ils ne connaissaient pas de lois, mot qui n’existait pas dans leur langue, mais uniquement des décisions de justice. Il existait bien un droit dont la teneur était informelle et non écrite, que l’on pourrait assimiler à la coutume. En ce sens, ce qui importait avant tout était constitué par des recueils de jurisprudence cumulant les décisions les plus sages prises par le juge suprême qu’était le roi. L’objet le plus significatif qui nous soit parvenu concernant cette manière de concevoir le fait de rendre justice est le « Code Hammurabi ».
Ce que l’on a appelé le « Code Hammurabi » est gravé sur une stèle de pierre qui a été retrouvé en 1902 à Suse dans le sud-ouest de l’Iran. En haut du monument on retrouve un relief représentant l’auteur, le roi Hammurabi de Babylone (1792-1750 environ avant J-C) et des colonnes d’écriture visant à réglementer la conduite des sujets du Royaume. On dénombre ainsi 282 « articles » dont le premier est : « Si un homme a porté contre un autre une accusation de meurtre, sans en fournir la preuve : l’accusateur sera mis à mort. » Et le dernier : « Si un esclave a déclaré à son maître : « Tu n’es plus mon maître ! » : quand on aura fait la preuve qu’il est bien son esclave, son maître aura le droit de lui couper une oreille. » Ce Code ne doit cependant pas nous induire en erreur : il ne s’agit pas de l’équivalent du Code civil de Napoléon qui a largement survécu au règne de l’Empereur. Il est très probable que ce code n’ait pas survécu à la mort du roi Hammurabi. D’autre part, ce code laisse dans l’ombre de nombreux domaines en matière législative, concernant par exemple l’organisation du pouvoir judiciaire ou le droit criminel. Les articles de ce code ne désignent pas tant des lois émanant d’un législateur (qui auraient un caractère universel) que des sentences émanant d’un juge et portant sur des cas particuliers. Or c’est Hammurabi lui-même qui a décidé ces sentences, le fait de rendre justice étant à cette époque en Mésopotamie une prérogative royale. Il aurait ainsi compilé dans ce code les sentences qu’il considérait comme faisant partie des plus sages et des plus justes. Comme le souligne Jean Bottéro, « en tirant de sa longue expérience de juge et d’administrateur un « traité de l’exercice du pouvoir judiciaire » adressé à tous, aux justiciables et encore plus aux juges par excellence – les rois – et en présentant cette œuvre comme le monument le plus solide de sa gloire et de son mérite devant la postérité, il a voulu marquer qu’il n’y avait pas, à ses yeux, de qualité plus précieuse, et peut-être plus rare, pour un souverain digne de ce nom, que le sentiment de la justice et la volonté efficace de la faire régner. Voilà pourquoi, si le « Code » de Hammurabi est une œuvre de « science » consacrée à la justice, c‘est aussi l’expression d’un idéal politique où cette justice doit occuper la première place.1 »
La place prépondérante du roi ne doit cependant pas faire croire que tout le système judiciaire était manipulé par le pouvoir politique, à l’image du mythe commun du « despotisme oriental ». De nombreuses juridictions locales étaient autonomes notamment en raison du gigantisme de l’empire (plus particulièrement au 1e millénaire avant J.C). Le personnel judiciaire était rarement professionnel et n’était pas rémunéré pour les fonctions qu’il exerçait. Il était donc payé en nature par les justiciables, par exemple avec des épices. Cette absence de rémunération occasionnait régulièrement de la corruption et des pots de vin avec des justiciables qui se plaignaient d’abus divers. Nous noterons qu’il n’existe pas le terme de « tribunal » en akkadien ou en sumérien : il n’y avait en effet pas de lieu permanent où siégeaient les juges, mais des réunions sporadiques des juridictions où l’on ne retrouve pas de juge unique mais une collégialité. Seul le roi pouvait rendre des sentences. A cette époque, nous retrouvions aussi l’équivalent d’avocats qui n’étaient pas non plus professionnels. Souvent avait lieu, avant un éventuel procès, des procédures de conciliation. Les parties émettaient alors leurs revendications devant une commission mixte (personnel administratif, juges,…) et étaient soumises à un débat contradictoire. Il était déjà possible de plaider coupable, ce qui permettait de ne pas passer par une instance de jugement et de payer directement l’amende liée au forfait. Il existait même des recours contre la détention arbitraire. Dans l’ouvrage Rendre la justice en Mésopotamie, Archives judiciaires du Proche-Orient ancien (IIIe-Ier millénaires avant J.-C)2, un exemple décrivant le conflit familial entre une veuve et le frère de son mari disparu met en évidence que « les juges du roi illustrent souvent le souci constamment rappelé dans les inscriptions royales de la protection des faibles, en particulier les veuves et les orphelins, et leur action s’inscrit dans une tension plus ou moins marquée mais permanente entre droit coutumier et droit royal3 ». Il est flagrant de voir la modernité de la justice mésopotamienne dans les procédures et les voies de recours des justiciables. Sans doute le point de différence fondamental avec les systèmes judiciaires contemporains est-il l’absence de lois et l’omniprésence de la jurisprudence, ce qui n’est pas sans poser la question des raisons de cette nouveauté dans le rapport à la justice.
1 Jean Bottéro, Mésopotamie. L’écriture, la raison et les dieux, Gallimard, p.306-307.
2 Joannès (F.), (Dir.), Rendre la justice en Mésopotamie, Archives judiciaires du Proche-Orient ancien (IIIe-Ier millénaires avant J.-C), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2000.
3 Joannès (F.), (Dir.), Rendre la justice en Mésopotamie, Archives judiciaires du Proche-Orient ancien (IIIe-Ier millénaires avant J.-C), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2000, p.234.