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Institut d'Études sur le Droit et la Justice dans les sociétés Arabes

Rendre justice au temps des Abbassides

Elodie Lefur, chercheuse associée,

Dans notre article précédent de la série « Rendre justice », consacré à la dynastie omeyyade, nous avons mis en évidence l’appui à la mise en place du califat via des institutions et des élites antérieures à la conquête, et la consolidation de la place de nouveaux rôles judiciaires (le gouverneur, le cadi). Après le triomphe de la « révolution abbasside »[i] en Irak actuel en 750 ap. J.C., se pose la question pour les nouveaux califes de pérenniser leur pouvoir et de stabiliser les sociétés sous leur contrôle, du Khorasan au Maghreb. L’article suivant explore la réponse apportée au niveau judiciaire entre le VIIIème et le Xème siècle, à savoir la centralisation des institutions, celle-ci laissant pourtant des marges de manœuvres aux acteurs du droit[ii].

 

L’ère abbasside, une ère de centralisation judiciaire

La faillite des califes omeyyades s’explique en partie par l’arrêt des conquêtes et leur incapacité à contenir les révoltes. A l’arrivée au pouvoir de la nouvelle dynastie avec Abu Al-ꜥAbbâs Abd ʾAllâh Al-Saffâḥ, la gestion d’un Empire de près de 40 millions d’habitants implique des réformes judiciaires profondes.

La première d’entre elles est l’œuvre d’Al-Manṣûr, le deuxième calife abbasside (règne de 754 à 775 ap. J.C.), qui détache le cadi de l’autorité du gouverneur, au profit du souverain[iii].  La seconde intervient sous le calife Hârûn Al-Rašîd (règne de 786 à 809 ap. J.C.) : les cadis prennent une indépendance formelle, via des émoluments fixés par l’administration par exemple, qui affranchissent le cadi de rémunérations extérieures[iv] ; la figure du grand cadi (qâḍî al-quḍâʾ) est créée, ayant pour charge de conseiller personnellement le calife et de participer à la désignation des autres cadis. Enfin, une troisième réforme intervient à la fin du 9ème siècle, en resserrant le maillage judiciaire :à cette époque, on trouve un cadi par ville, mais le phénomène de concentration des districts judiciaires dans les mains de quelques cadiss’accentue[v]. A partir de la fin du 9ème siècle, ils sont ainsi de plus en plus dépendants du pouvoir central[vi].

L’assise du cadi dans la société et dans l’administration se renforce, et ses « vertus » naturelles[vii] deviennent procédures : l’équité entre les plaignants devient une pratique judiciaire pérennisée et les procédures (comme l’identification des plaignants) sont stabilisées[viii]. Dans un même mouvement, la professionnalisation des cursus juridiques a contribué à la formation d’une élite judiciaire versée dans les sciences islamiques, du cadi au scribe[ix] : les fonctionnaires non-musulmans sont progressivement écartés de la judicature[x].

 

La création des écoles de jurisprudence

La centralisation n’a pas été seulement un processus administratif : elle est aussi intervenue au cœur même du droit. L’Histoire a ainsi retenu que les califes abbassides étaient bien plus pieux que leurs prédécesseurs omeyyades[xi], mais cela est dû notamment au développementd’une science du droit islamique (fiqh) à partir du milieu du VIIIème siècle, qui a donné lieu à la création des quatre écoles de la jurisprudence : d’abord le hanafisme (originaire d’Irak, et endossé par les Abbassides), puis le malikisme (du Maghreb), ensuite le chaféisme (dont le centre était Le Caire notamment), et enfin, le hanbalisme (venant aussi d’Irak).

La création de ces écoles répondait en effet à un impératif de clarté, alors que la révélation prophétique se distanciait des contemporains : l’énonciation des ḥadîṯ était laissée à ce que Gabriel Martinez-Gros appelle « des traditionnalistes », posant un important problème d’uniformité pour des autorités pressées de centraliser et de rendre justice de manière efficace[xii]. A tour de rôle, ces écoles de jurisprudence ont pu avoir la préférence du pouvoir abbasside ; mais elles ont eu avant tout une portée cruciale sur la manière de rendre justice, car disposant de règles différentes pour les mêmes affaires[xiii] et intégrant par ailleurs les particularités locales à une pensée islamique plus large.

Concrètement, le calife tendait à nommer des personnalités de telle ou telle école selon la région de destination[xiv]. En outre, on assiste à l’émergence d’une élite de savants religieux, les fuqahâʾ, qui se spécialisent dans la création de l’avis religieux (fiqh), et donc dans l’interprétation des normes (ijtihâd), particulièrement au début du Xème siècle[xv]. « Dire la norme » échappe peu à peu aux cadis, qui se concentrent dès lors sur « faire la norme », c’est-à-dire la conduite des procédures et le jugement.

 

Une pensée juridique florissante : l’exemple du mutazilisme

En son temps (la fin du califat omeyyade), le savant Ibn Muqaffaꜥ déplorait l’absence d’unification de la norme juridique[xvi]. Avec l’émergence des quatre écoles, la centralisation s’opère : la doctrine est sanctuarisée, mais demeure une forme acceptée de pluralisme juridique. Pourtant, cela n’empêche pas le mutazilisme (en arabe muꜥtazila) d’émerger et de questionner « comment » et « qui » doit dire la norme.

Le mutazilisme est l’école théologienne née de l’appropriation de l’héritage des savants grecs par les élites intellectuelles à partir de la première moitié du IXème siècle. Parmi les grands concepts du mutazilisme, on trouve la réfutation de l’idée d’un Coran incréé, et l’importance de la dialectique rationnelle pour accéder aux vérités théologiques. Le mutazilisme devient doctrine officielle du califat d’Al-Maʾmûn (règne de 813 à 833 ap. J.C.), qui fonde la Maison de la Sagesse (bayt al-ḥikma) à Bagdad en 832, celle-ci accueillant notamment les premiers grands philosophes comme Al-Kindî. Le mutazilisme est rejeté par Al-Mutawwakil en 847, mais demeure influente dans les cercles érudits.

Que peut nous dire cette parenthèse du mutazilisme en matière de « rendre justice » ? D’abord, elle constitue une forme innovante de la relation entre Etat et religion, car le mutazilisme impose un recul du pouvoir religieux : le calife s’occupe de l’administration de l’empire, les savants définissent les normes religieuses[xvii]. Le grand cadi est d’ailleurs particulièrement mis à avant sur cette période, protégeant le souverain d’une résistance populaire à l’imposition du dogme[xviii]. Après la fin du mutazilisme d’Etat, ce grand cadi est affaibli, puisqu’il n’est plus considéré comme supérieur aux autres cadis de l’Empire[xix]. Il faut ainsi garder à l’esprit que, tout comme le choix des écoles de jurisprudence, l’adoption et le rejet du mutazilisme participent à une dynamique d’affirmation du pouvoir[xx].

 

L’affaiblissement de l’empire 

Pour conclure, si les Abbassides connaissent une montée en puissance entre les VIIIème et Xème siècles, c’est véritablement avec l’avènement à Bagdad des Turcs buyides que celle-ci prend fin. Auparavant, l’empire a vu émerger des pôles de concurrence à sa légitimité : à l’émirat de Cordoue dès 756, proclamé califat en 929, s’ajoutent les dynasties – auparavant vassales – des Idrissides en Afrique du Nord et des Fatimides en Egypte en 969.Mais cette fois-ci, le locus du pouvoir se dissout face la compétition croissante entre les groupes au sein du califat.

Alors que la concurrence entre les groupes arabes et convertis non-arabes (mawâlî) explique l’émergence de la dynastie abbasside, cette compétition change de forme après deux siècles de pouvoir: on la trouve au sein de l’administration. D’abord, la figure du vizir comme rival direct du calife émerge avec les Buyides. A partir du Xème siècle, ce sont les militaires qui exercent la réalité du pouvoir à Bagdad, en même temps qu’apparait le rôle du sultan comme souverain régional, le calife demeurant une figure d’autorité au-dessus de ce dernier, mais n’ayant que peu d’influence sur la gestion des affaires[xxi].

Ainsi, si ces turbulences politiques ont affaibli le califat en lui-même, il reste de la société abbasside des deux premiers siècles une vision largement idéalisée, d’une société à la justice performante. Si la réalité de ce mythe des Abbassides est à nuancer[xxii], il est clair que l’organisation judiciaire a démontré une résilience aux soubresauts du pouvoir.

 

Notes

[i] Un terme utilisé par le spécialiste Gabriel Martinez-Gros.

[ii] Pour une histoire synthétique des Abbassides, voir l’excellent article en deux parties de Tatiana Pignon sur le site des Clés du Moyen-Orient, avril 2012.

[iii] Mathieu Tillier, « La société abbasside au miroir du tribunal. Égalité juridique et hiérarchie sociale », Annales Islamologiques, Institut Français d’Archéologie Orientale, 2008, 42, pp.157-186., ici p. 170-171.

[iv] Mathieu Tillier, Les cadis d’Iraq et l’État Abbasside (132/750-334/945), Études arabes, médiévales et modernes, n°235, 2009, p. 263-272.

[v] Mathieu Tillier, « L’identification en justice à l’époque abbasside », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n°127,  juillet 2010.

[vi] Mathieu Tillier, Les cadis d’Iraq et l’Etat Abbasside,op.cit., p. 273-274.

[vii] Voir le premier article de la série « Rendre justice » expliquant les vertus exaltées par Omar. 

[viii] Mathieu Tillier, « La société abbasside au miroir du tribunal », op.cit.

[ix] Mathieu Tillier, « Scribes et enquêteurs. Note sur le personnel judiciaire en Égypte aux quatre premiers siècles de l’hégire », Journal of the Economic and Social History of the Orient, Vol. 54, n°3, 2011, p. 384.

[x] Cécile Chabrol, « Une étude sur les secrétaires nestoriens sous les abbassides 762 – 1258 à Bagdad », Parole de l’Orient : revue semestrielle des études syriaques et arabes chrétiennes, Vol. 25, 2000,  ici p. 420-421.

[xi] Stephen C. Judd, Religious Scholars and the Umayyads. Piety-minded supporters of the Marwânid caliphate. New York, Routledge, 2014, p.5.

[xii] Gabriel Martinez-Gros, « Une histoire de l’empire abbasside », entretien délivré lors du programme radiophonique « Questions d’islam », franceculture.fr, 14 octobre 2018.

[xiii] Par exemple, l’explicitation des conséquences juridiques – un cadi devrait expliquer le sens de sa démarche au plaignant dans les écoles shaféite et malikite, les deux autres écoles ont été moins insistantes sur ce point, si ce n’est l’école hanafite tardive. Voir Mathieu Tillier, « La société abbasside au miroir du tribunal », op.cit., p.17.

[xiv] Mathieu Tillier, Les cadis d’Iraq et l’Etat Abbasside, op.cit.

[xv]  Sur les écoles de jurisprudence et le fiqh, Mathieu Tillier renvoie notamment dans sa thèse à la lecture de Wael B. Hallaq, A History of Islamic Legal Theories. An Introduction to Sunni Usul al-fiqh, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

[xvi] Voir le deuxième article de la série « Rendre justice ».

[xvii] Ira Lapidus, “The Separation of State and Religion in the Development of Early Islamic Society”, International Journal of Middle East Studies, n°VI, 1975,  pp 363-385.

[xviii]Mathieu Tillier, Les cadis d’Iraq et l’Etat Abbasside, op.cit.

[xix]Ibid.

[xx] Lire notamment la partie sur le mutazilisme dans l’article de Bernard Rougier, « L’islamisme face au retour de l’islam ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, Vol. 2, n°82, 2004, pp. 103-118.

[xxi] Gabriel Martinez-Gros, op.cit.

[xxii] Ainsi, les étrangers de la cité étaient considérés comme prioritaires dans les procès car de passage, et les minorités ḏimmî étaient quant à elles reçues dans des lieux extérieurs aux tribunaux, et avec des procédures de serment différentes au début de la période abbasside. Voir Mathieu Tillier, « L’identification en justice à l’époque abbasside », op.cit.


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