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Institut d'Études sur le Droit et la Justice dans les sociétés Arabes

Les juges et le public

Sara Razai, chargée d’études

En principe, les juges se doivent d’adopter une distance vis à vis des communautés. Au titre du quatrième principe de la convention de Sharjah, il est demandé aux juges arabes de maintenir un équilibre entre leurs devoirs de magistrats et leur engagement au sein de la société1. Cependant, dans la pratique, les juges ne sont pas isolés de la société : ils en constituent un rouage de par leur accessibilité. Ceci est d’autant plus visible lors des différends qu’ils ont à traiter.

Une étude récente du World Justice Project (WJP) en date de 2018 a démontré que 49% des justiciables libanais et 46% des justiciables tunisiens (sur un échantillon de 1000 individus) ont rencontré des difficultés liées à l’institution judiciaire au cours des deux dernières années2.

En 2017, le Hague Institute for Innovation of Law (HiiL) a sondé des ressortissants libanais3 et jordaniens4 sur leur confiance dans les juges et les tribunaux dans leurs pays respectifs. Les réponses des quelques 6000 participants par pays sont éloquentes.

Table 1. Perceptions des juridictions en Jordanie et au Liban (HiiL) 5

 

 

Jordan

Lebanon

Les juridictions protègent généralement les intérêts des riches et des puissants (d’accord)

48%

33%

Les juridictions traitent généralement les personnes avec respect (d’accord)

67%

50%

Les juridictions rendent des décisions justes et impartiales basées sur les preuves qui leur sont présentées (d’accord)

59%

47%

Les juridictions expliquent généralement leurs décisions et leurs actions lorsqu’elles sont interrogées (d’accord)

54%

49%

 

(n=6001)

(n=6000)

 

La perception des juridictions en Jordanie était plus positive qu’au Liban avec 67% des personnes admettant que les juridictions traitent les personnes avec respect et plus de la moitié (59%) d’accord sur le fait que les tribunaux sont justes et impartiaux. Les ressortissants jordaniens interrogés estiment que les juges expliquent leurs décisions à 54% et 48% admettent que les juridictions protègent les intérêts des riches et des puissants plus que ceux des gens ordinaires6. Au Liban, les perceptions sont plus partagées et tous les résultats égaux ou inférieures à 50 % des personnes interrogées. Moins de la moitié est ainsi d’accord sur le fait que les tribunaux traitent les personnes avec respect, rendent des décisions justes et les expliquent7.

Ces deux études menées par le HiiL en Jordanie et au Liban démontrent que les perceptions des justiciables sont divisées et les individus des deux pays ont différentes attentes, attitudes, valeurs et croyances à propos de l’institution judiciaire8. Bien que ces recherches reposent sur des échantillons importants, elles sont uniquement tournées vers les justiciables. Afin de dresser un tableau complet et comprendre les dynamiques propres à l’accès à la justice, il s’agit de considérer les autres acteurs des juridictions : les gardiens du temple de la justice, c’est à dire les juges.

Gardiens du temple de la justice

J’ai récemment cherché à explorer comment les juges pensent être perçus par le public dans leurs tribunaux respectifs. A travers un sondage anonyme, il était demandé aux juges d’indiquer leur accord ou leur désaccord à une série d’affirmations sur leurs relations avec le public9. Au total, 55 juges de six pays arabes ont participé10. Le visuel ci-dessous indique les réponses des juges à six affirmations portant sur la perception du judiciaire par le public dans leurs pays.

Figure 2. Les perceptions des juges arabes vis-à-vis des attitudes du public envers eux (n=55)11

Les juges sont généralement d’accord avec les affirmations relatant une vision positive du pouvoir judiciaire, avec plus de la moitié des juges interrogés admettant que le judiciaire est respecté et admiré par le public dans leurs pays (respectivement 58% et 53%). Lorsque les affirmations reflètent un trait plus négatif de l’institution judiciaire, les réponses varient. Sur les 55 juges interrogés à propos de l’inefficacité de l’autorité judiciaire par rapport aux autres branches du gouvernement, 45,5 % sont en désaccord et 36 % d’accord. Une forte majorité des juges arabes interrogés (67%) admet que le public souhaite voir le judiciaire changer.

Ces résultats ajoutent une perspective à l’analyse de la relation entre le public et les juges au Moyen-Orient. Ils indiquent que les juges arabes estiment que l’autorité judiciaire est respectée et admirée par le public, mais que la plupart d’entre eux pense que le public désire sa transformation et qu’il le voit comme inefficace. Les résultats de ce sondage démontrent que les juges ne sont pas isolés et qu’ils n’ignorent pas les perceptions du public.

Comment les juges dans les sociétés arabes pensent être perçus par le public est un élément important en ce qu’il indique potentiellement un conflit d’expectatives entre les deux groupes. S’il existait un tel conflit, l’accès à la justice serait une tache ardue. A partir des récentes études empiriques telles que celles du WJP et du HiiL sur les expériences et la satisfaction des individus vis-à-vis de la justice, la recherche sur l’accès à la justice devrait se tourner vers une compréhension du lien entre les juges et le public.

 

1 “Principle 4: Propriety”, Sharjah Convention 2007

2 Global Insights on Access to Justice Findings from the World Justice Project General Population Poll in 45 Countries’ (World Justice Project 2018) <https://worldjusticeproject.org/sites/default/files/documents/WJP_Access-Justice_April_2018_Online.pdf>. p. 31 and p.50

3 Martijn Kind, Martin Gramatikov, Rodrigo Núñez, Roger El Khoury, Nadja Kernchen, “Justice Needs in Lebanon: Legal Problems in Daily Life” (The Hague Institute for Innovation of Law (HiiL) 2017) Data and Impact

4 Rodrigo Núñez, Martin Gramatikov, Sam Muller, Kavita Heijstek Ziemann, Martijn Kind, Nadja Kernchen, Roger El Khoury, Nicoleta Balau, “Justice Needs and Satisfaction in Jordan” (The Hague Institute for Innovation of Law (HiiL) 2017) Data and Impact.

5 Findings from Jordan and Lebanon are illustrated in Table 4 where answers of “Agree strongly” and “Agree” are combined.

6 See note 2 above.

7 See note 3 above.

8 See Martijn Kind, Martin Gramatikov, Rodrigo Núñez, Roger El Khoury, Nadja Kernchen, “Justice Needs in Lebanon: Legal Problems in Daily Life” and “Justice Needs and Satisfaction in Jordan” (The Hague Institute for Innovation of Law (HiiL) 2017) Data and Impact

9 The figure presents the results for all 55 judges combined (with “Strongly Agree” and “Agree” combined as “Agree” and “Strongly disagree” and “Disagree” combined as “Disagree”).

10 A total of 55 judges responded to all four statements, made up primarily of judges from Saudi Arabia (18); Egypt (16); and Lebanon (13), as well as Tunisia (4), Jordan (2) and Palestine (2).

11 S. S, Razai The Role and Significance of Judges in the Arab Middle East: An interdisciplinary and empirical study (PhD, UCL, 2018)


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