La Mâât : aux origines du jugement dans l’Egypte antique
Edouard Jourdain,
Les égyptiens, à la fin du IVème millénaire avant notre ère, avaient déjà fait la différence entre, d’une part, une justice générale relevant d’un ordre cosmique garantit par le roi et la morale, et d’autre part, une justice particulière, individuelle, relevant du juge notamment pour le partage équitable des biens. La Mâât (qui est à l’origine la fille de Rê, le Soleil créateur, garante du bon ordonnancement du cosmos), suppose de rendre la justice équitablement, en répartissant les charges et les biens entre les administrés et en tenant compte de leurs besoins. Le régime pharaonique, qui a vécu trois millénaires, n’a connu une telle longévité que grâce à sa philosophie de la Mâât, en veillant à ce que le droit soit respecté et la justice rendue. Le roi n’était un grand organisateur qu’à condition qu’il agisse conformément au principe du Mâât qui le dépassait. Il désigne le bon équilibre du tout et assure les bonnes relations entre les individus et les dieux, ainsi que la reproduction de la vie et du cosmos. En ce sens il s’oppose au chaos et à la mort que l’on retrouve sous le nom d’ « isfet ». Dans la mesure où le principe de continuité est fondamental, la Mâât suppose une certaine transcendance de la mort : sur les tombes égyptiennes nous retrouverons ainsi des inscriptions signalant si l’individu a vécu selon la Mâât. Si c’est le cas, l’âme du défunt a la possibilité de transiter vers l’immortalité. C’est d’après ce principe général que les juges arbitraient, après avoir écouté les parties, une situation selon qu’elle était conforme ou non à la Mâât. Voici un extrait datant du IIIème millénaire avant notre ère qui rend bien compte de tels jugements : « J’ai accompli le droit (maât) dans ma conduite. J’ai sondé (mon) cœur et j’ai imposé le contribuable selon sa richesse. J’ai fait ce qui était souhaitable pour chacun, connu et inconnu, sans distinction. Je suis l’aimé de son nome1. Je ne suis jamais passé outre au besoin d’un requérant. Je suis la demeure agréable de sa parentèle, qui équipe sa maisonnée de sorte qu’elle ne manque de rien. Je suis un fils pour le vieillard, un père pour l’enfant, un protecteur du pauvre en tout lieu. J’ai nourri l’affamé et oint le hirsute. J’ai donné des vêtements à celui qui était nu. J’ai exorcisé le visage affligé et j’ai puni le puant. Je suis aussi celui qui ensevelit le défunt. J’ai jugé l’affaire litigieuse selon son droit (maât) et j’ai fait en sorte que les plaideurs s’en aillent satisfaits. J’ai répandu le bien à travers mon nome et j’ai fait ce que mon seigneur désirait.2 »
Dans cette perspective, il n’existait pas à proprement parler de sentence impliquant la culpabilité ou la faute. « Ce qui importait, c’était qu’au terme du jugement, de la balance de la situation, l’intégration de ce qui était désintégré pût s’opérer – intégration qui, dans la plupart des domaines, prenait la forme de l’arbitrage plutôt que de la sentence. Dès lors que la sentence tranche, elle contribue à la désintégration ; au lieu de trancher, il vaut mieux qu’elle relie, qu’elle reconstitue la solidarité perdue, et restaure les valeurs d’écoute mutuelle qu’elle implique.3 » Les lois étaient multiples et toutes pouvaient être assimilées à des règlements, « hépou », dont les sources relevaient de la géométrie sacrée : ainsi « hep » désignait la corde permettant de mesurer l’emplacement exact d’une tombe à construire. Ces règlements, largement issus de la jurisprudence, ne contenaient cependant pas leur autorité juridique en eux-mêmes. Il était nécessaire qu’ils soient subsumés par l’autorité légitime du souverain qui incarnait la Mâât. Tout règlement ou convention était donc vrai et participait à la justice du cosmos. Nous pouvons toutefois distinguer, comme le fait l’égyptologue Jan Assmann4, deux périodes qui ont un rapport différent à la Mâât. Dans une première période qui correspond à l’Ancien Empire, la Mâât est garantie par le Pharaon qui l’incarne : les sujets doivent donc obéir à la Mâât dans la même mesure où ils doivent obéir à l’autorité de ce dernier. La survie après la mort n’est alors que temporaire car seul le Pharaon est immortel. Dans un second temps cependant, lors du second Empire, une large crise socio-politique a conduit à la remise en question de l’identification entre la Mâât et le Pharaon. La Mâât devient un principe qui s’adresse directement aux individus qui peuvent désormais invoquer la Mâât contre les autorités. Cette nouvelle configuration va induire la conception d’un moi intérieur individuel, ainsi qu’un rapport à l’immortalité différent dans la mesure où, désormais, tous sont appelés à obtenir l’immortalité en fonction du respect ou non de la Mâât dans la vie passée.
La Mâât fait l’objet d’un enseignement oral permanent dans les temples et nous en retrouvons des traces sur leurs parois. Nul doute que Platon, dont on sait qu’il effectua un voyage en Egypte, fut marqué par l’enseignement des prêtres en ce qui concerne cette Mâât. Nous en retrouvons par ailleurs des traces marquantes dans la philosophie d’Aristote, particulièrement dans son Ethique à Nicomaque où il distingue la justice générale de la justice particulière5. Or, nous savons que l’œuvre d’Aristote eu une influence fondamentale sur l’invention du droit civil à Rome, à l’époque où Cicéron écrit dans De oratore que l’art de distinguer ces deux types de justice dans la philosophie grecque a permis l’élaboration du droit romain. En traversant les époques et en s’hybridant avec de nouvelles traditions, nous pouvons ainsi dire que les systèmes de droit que l’on retrouve actuellement dans la plupart des pays arabes sont tributaires du droit égyptien de l’Antiquité.
1 Division administrative de l’Égypte ancienne. (Chaque nome avait une métropole, centre religieux et politique de la province.)
2 Graffito Hatnoub, [Anthes] n°12 (début Moyen Empire): Miriam Lichtheim, Maât in Egyptian Autobiographies and Related Studies (OBO 120), Fribourg, 1992, p. 27-28.
3 Laurent de Sutter, Après la loi, PUF, 2018, p.203.
4 Jan Assmann, Mâât, l’Egypte pharaonique et l’idée de justice sociale, Julliard, 1989.
5 Voir notamment Bernadette Menu, « Maât, ordre social et inégalités dans l’Égypte ancienne », Droit et cultures, 69 | 2015, 51-73.